Territoire, Démocratie, et Efficacité

Le dernier congrès des Maires Ruraux de France, était bien nommé « La commune, territoire de France ». Cette expression nous fait comprendre que, de la même façon qu'en économie, le pouvoir politique peut être vertueux s'il sait se composer d'unités territoriales au sein desquelles les citoyens exercent une certaine souveraineté.

En ce sens, l'approche permaculturelle et le biomimétisme confortent cette analyse : c'est parce que la nature se compose d'écosystèmes qui interagissent entre eux, qu'elle est efficace et résiliente.

C'est lorsque l'économie s'organise en écosystèmes qui interagissent entre eux, qu'elle produit du réel, qu'elle se centre sur sa plus-value c'est-à-dire la qualité et la productivité des apports humains, et donc qu'elle est efficace et productive dans le temps.

C'est donc aussi lorsqu'il est organisé entre individus qui le reconnaissent et l'adoptent, que le pouvoir politique est démocratique, et donc efficace et productif dans le temps.

À l'inverse, une monoculture produit en quantité au détriment de la qualité nutritive et gustative ; une grande entreprise se soucie essentiellement de la quantité de dividendes à distribuer aux actionnaires, quel qu'en soit le prix ; et l'État, s'il centralise plus qu'il ne fédère, brutalise les territoires et leurs forces vives, plus qu'il ne les valorise.

À ce stade du propos, il nous appartient d'éviter la confusion entre le repli ou l'autarcie, d'une part, et l'exercice d'une souveraineté locale dans un monde global et interdépendant, d'autre part.

C'est bien l'exercice d'une souveraineté locale dans un monde global et interdépendant, qui nous intéresse.

L'écosystème que constitue notre commune ou notre communauté de communes, s'inscrit dans une région, un pays, un continent et un monde.

D'une certaine façon, les maires ruraux rappellent ainsi que la France est un écosystème fait de territoires de projets.

La commune en étant la première cellule, la base de vie d'une démocratie politique.

Il est donc important que nous comprenions, à travers le territoire, l'enjeu démocratique.

En effet, alors que la commune s'est trouvée reconnue et chargée de compétences et de missions depuis la Révolution jusqu'au milieu des années 1980, elle se trouve depuis vidée peu à peu de sa substance, enfermée dans les processus normatifs de l'État, acculée dans des intercommunalités où sa parole est parfois noyée.

Rappelons-nous, à tout moment, que si nos conseillers municipaux perdent de la souveraineté, c'est chacun d'entre nous qui en perd.

L'organisation territoriale, depuis 30 ans, se recentre donc, et il n'est pas aisé pour le citoyen de s'en rendre compte.

En fait, il ne s'en rendra compte qu'à l'occasion d'un problème rencontré, pour lequel il interrogera sa commune, laquelle lui répondra qu'elle n'a plus prise directement ou indirectement sur le sujet.

L'exemple qu'il nous plaît d'utiliser est celui de l'urbanisme.

Vous vous réveillez un matin et constatez l'apparition, sur le terrain voisin de votre logement, d'un panneau faisant référence à un permis de construire. Le long de votre habitation, un immeuble est en projet. Les premières caractéristiques visibles de ce projet vous inquiètent. Vous filez à la mairie et demandez à voir le maire ou l'adjoint à l'urbanisme. Et là, on vous répond que l'urbanisme est géré maintenant par un bureau à 40 km de chez vous, par un agent administratif qui ne reçoit que sur rendez-vous, lequel vous expliquera que le permis a été accordé conformément au Plan d'urbanisme intercommunal, et que vous pouvez toujours le contester au tribunal administratif dans un délai de 2 mois. Vous réalisez alors que vos élus de proximité, qui connaissent votre rue, votre quartier, qui vous connaissent peut-être, ou même votre famille, à la boulangerie, à l'école, vous auraient peut-être accueillis, auraient entendu vos inquiétudes, mais ça c'était avant. Vous êtes devenu un numéro de parcelle cadastrale dans un bureau 1222 d'une ville où vous mettez rarement les pieds.

Voilà, au prétexte d'économies et d'efficacité, comment nos démocraties, déjà sous le joug des intérêts financiers, s'organisent de la même façon que ces derniers, en fusionnant « l'infusionnable », en rationalisant plus que de raison.

Des intercommunalités grand format risquent demain de prendre les décisions qui vous concernent sans aucune prise en compte de votre environnement ni de vos spécificités.

De l'urbain au rural, leur avènement accentue les concentrations inhumaines et perpétuent les désertifications. Elles installent un modèle de société de l'anonymat et du contrôle des masses, où ce qui importe uniquement, c'est votre capacité financière, ce sont vos réseaux, gages de survie parmi les loups.

Aujourd'hui, nous nous méprenons en éloignant les lieux de décision, y compris en matière d'efficacité et d'économies réalisées.

Nous créons des mastodontes qui ne signifient rien pour les habitants, dont l'efficacité n'est pas confirmée, de surcroît, par la Cour des Comptes, et surtout, au sein desquels la démocratie ne peut réellement prendre forme, ni la souveraineté s'exercer, car l'échelle est trop grande.

Les intercommunalités, au sens de la Loi, sont des Établissements Publics de Coopération Intercommunale. Cependant, si la taille de certaines est démesurée, elles portent toutes en elles un gène anti-démocratique. En effet, la notion de coopération entre communes, intitulée par la Loi, a laissé place à une confrontation basée sur le poids démographique des communes.

Dans la Communauté de Communes où je demeure, 14 communes sont membres. Mais je lis à chaque fois dans les yeux de mes concitoyens la surprise lorque je leur indique qu'il suffit que trois communes se mettent d'accord, pour que les onze autres n'aient plus qu'à accepter leur décision. Comme base de coopération, certes on fait mieux ! Heureusement, dans cette Communauté, la recherche de consensus prévaut et cela se passe plutôt bien... jusqu'à ce qu'on nous dise que 26000 habitants, c'est trop peu !

De même, les vingt-deux régions, en métropole, avaient du sens, une histoire, et une signature territoriale dans l'esprit de leurs habitants et des Français. Pour rationaliser en tripatouillant deux ou trois choses politiquement au passage, on les a fusionnées. Quelle économie a-t-on faite ? Celle d'avoir conservé les anciens sièges de régions un peu partout, avec certains collaborateurs qui travaillent ici le matin, et là l'après-midi ? Bravo !

Et plus grave, comment, maintenant, pouvons-nous préserver la proximité, si nous voulions supprimer les Départements ? Cela aurait pourtant été bien plus simple, avec 22 régions, de supprimer cette strate entre régions en intercommunalités !

Ici, en Île de France, la Métropole du Grand Paris cohabite avec la Région Île de France : on voulait réduire le mille-feuilles administratif, et pourtant on ajoute des couches supplémentaires.

Ces erreurs manifestes, récentes, sont l'expression d'un monde ancien, alors que nous voyons naître, localement, dans le monde entier et singulièrement en France, des initiatives citoyennes, à l'échelle de communes ou de petites communautés.

Dans le sud de la France, un groupement coopératif de citoyens a financé et mis en œuvre plusieurs éoliennes sur leur territoire. Ici et là, nous voyons fleurir des recycleries, des ressourceries, des projets partagés et co-construits à l'échelle de quartiers ou de communes.

Les collectivités locales sont parfois à l'initiative ou finissent par s'associer à ces projets, qui démontrent leur utilité et créent de l'emploi pérenne en même temps qu'ils répondent à des enjeux et des urgences qui dépassent largement les frontières du territoire, puisqu'ils ont un caractère mondial.

Oui, la mondialisation a accéléré, finalement, parmi ses vices et ses turpitudes, l'émergence d'une conscience citoyenne à l'échelle mondiale.

Non seulement ces milliers d'initiatives à l'échelle mondiale créent des activités utiles, mais elles ont en commun de rassembler les citoyens d'un territoire dans une dynamique positive, qui révèle un élan démocratique nouveau.

Nous sommes donc là, à la croisée des chemins. C'est la fin d'un monde qui a tout sacrifié au progrès jusqu'à sa propre nature. C'est le début d'un autre qui s'intéresse à l'impact de ses activités et au périmètre humain et démocratique de sa méthode.

Les élus municipaux et les maires réagissent donc moins aujourd'hui aux réformes territoriales menées par l'État par conservatisme, que par anticipation de ce nouveau monde qu'ils voient naître ou qu'ils encouragent à naître par leur proximité. Ils sont sans doute les premiers à comprendre ce qui se passe.

Sur le plan démocratique, l'expérience des Molières est à ce titre remarquable. Elle n'aurait pas d'intérêt, si, entre 2014 et 2017, rien n'avait été construit par les citoyens appelés à partager les responsabilités et les initiatives (une aire de jeux et deux nouveaux événements annuels, conçus avec le conseil municipal des enfants, un travail sur les espaces boisés et les liaisons piétonnes, réalisé par le conseil des sages, un potager partagé, un repair café, une votation citoyenne pour l'adhésion au Parc Naturel Régional, des commissions extra-municipales pour des projets importants, des groupes de travail ouverts sur trois thématiques : l'alimentation et la production locales, la transition énergétique, la rédaction d'une constitution municipale....).

Cette expérience a de l'intérêt, parce qu'elle débouche sur des réalisations ou des décisions qui sont partagées à l'échelle du territoire, et portées humainement.

Il est impressionnant de voir souvent des citoyens se « déclencher » sur un sujet qui les préoccupe. En fait, à chaque fois qu'un nouveau comité ou qu'un groupe se constitue, des personnes qui n'avaient jusqu'alors pas encore participé à la vie de leur village se font connaître et s'impliquent.

Au moins pour moitié, les initiatives nées dans ma commune depuis trois ans n'auraient jamais existé sans l'ouverture et la participation citoyenne qui ont été mises en place.

Cette richesse humaine qui investit le territoire à petite échelle, peut faire du pouvoir local une chance pour notre pays, si dans le même temps nous ne supprimons pas ses prérogatives au profit d'une centralisation inadaptée et de grands ensembles qui ne satisfont que l'appétit de grands élus, bien éloignés de l'idéal démocratique et de l'intérêt général.

La renaissance de l'intérêt général à l'échelle des territoires, la résurgence des "communs", portés humainement et en proximité, doivent absolument rencontrer un mouvement volontaire de décentralisation à l'échelle nationale, européenne et mondiale, qui intègre la participation des citoyens (démocratie participative) et protège leur souveraineté dans les lieux de représentation (démocratie représentative et consentement citoyen).

Si ce rendez-vous n'a pas lieu, il nous faudra passer par des moments douloureux de confrontation entre le vieux monde qui se meurt et celui qui tarde à apparaître. Dans ce clair-obscur surgissent les monstres d'Antonio Gramsci : le repli, le nationalisme, le régionalisme, et toutes les idéologies qui naissent de la frustration des peuples dans leur souveraineté. Si nos dirigeants comprennent cela, beaucoup de peine nous sera épargnée. Sinon...