(16/03/2012, par Yvan et Daniel Lubraneski)
A n'en pas douter les classes moyennes sont au cœur de la campagne présidentielle. Chacun les sollicite et les cajole afin de mieux capter leurs suffrages. Pas étonnant puisqu'elles représentent la grande majorité de la population active, et la plus grande part des électeurs. Mais qui sont-elles au juste ? Rien n'est plus difficile à définir, et l'ambiguité des représentations qu'elles évoquent permet à certains de se les accaparer sans vergogne.
Sont-elles les « bobos » dont on parle volontiers dans les dîners en ville ? Cette définition colle davantage aux couples assez jeunes, modernistes, un peu écolos, branchés internet et facebook du matin au soir, sensibles aux dernières modes vestimentaires ou au dernier buzz. Ils peuvent sans doute constituer et colorer une partie des « classes moyennes », mais une partie seulement.
Sont-elles les « cols blancs » qu'on opposait naguère aux « cols bleus » des ouvriers qui peuplaient les usines ? Ce serait oublier que les cols bleus se font rares et que bien des ouvriers et techniciens des entreprises de production, même mécaniques et métallurgiques, ont déposé le bleu de travail au profit des tenues de ville pour suivre et régler la bonne exécution des opérations de production sur leur écran d'ordinateur. Certes, les classes moyennes sont en col blanc mais ce ne sont pas les seules et cela ne sert guère à les distinguer. La définition des cols bleus était liée au secteur secondaire (industriel), celle des cols blancs au secteur tertiaire. Cette représentation a sans doute encore la peau dure, mais n'est pas pertinente tant les classes moyennes traversent tous les secteurs économiques du primaire, secondaire et tertiaire.
Sans doute est-il plus sage de délimiter les classes moyennes par leur périmètre, et en négatif. On dira alors que ce ne sont pas les sans-travail bénéficiaires des seules allocations sociales, les simples smicards sans patrimoine aucun, qui ne payent pas l'impôt sur le revenu. Ce ne sont pas non plus les plus riches, détenteurs d'une partie plus ou moins importante du capital et d'un patrimoine assez conséquent pour devoir s'acquitter de l'ISF en plus de l'impôt sur le revenu. Vu comme cela, les classes moyennes, au milieu, sont très hétérogènes.
On peut d'ailleurs s'interroger sur l'utilisation presque systématique du pluriel: les classes moyennes et non pas la classe moyenne, ce qui évoque bien la diversité des situations. Si l'on devait énumérer ses composantes, on trouverait d'abord et massivement des employés qui subissent de plus en plus les cadences infernales, la pression de l'exigence de performance mesurée par le couple objectifs/résultats, le chantage au licenciement ou à la non reconduction du CDD, le précariat sous toutes ses formes, le stress au travail se traduisant parfois par des suicides... On trouverait aussi les travailleurs indépendants, petits commerçants (de plus en plus franchisés), artisans (souvent sous-traitants et dépendants d'un seul donneur d'ordres), petits agriculteurs, travailleurs à domicile, auto-entrepreneurs, dont la dépendance au crédit et le risque permanent de faillite constitue le stress de leur vie quotidienne. On trouverait encore les cadres, agents de maîtrise disposant de petits pouvoirs d'encadrement dans l'entreprise, cadres moyens ou supérieurs, professeurs, motivés par l'intérêt de leur mission et parfois intéréssés (bonus ou stock-options, actionnariat) à la bonne marche de l'entreprise. On trouverait enfin des professions libérales telles que les médecins et les architectes qui développent un temps de travail considérable pour tenter de côtoyer par leur genre de vie les catégories les plus riches de la population.
A l'aide d'indicateurs objectifs tels que le niveau de revenu et l'importance du patrimoine, on pourrait sans doute distinguer plusieurs couches au sein des classes moyennes.
Est-ce à dire qu'elles n'ont aucune unité ? Non, car paradoxalement leur unité est réelle sur le plan subjectif si elle ne l'est pas objectivement.
On l'a vu plus haut, leur périmètre est assez clairement défini par ce qu'elles excluent de part et d'autre. Et leur sentiment d'appartenance à cette classe moyenne est réel. Ce qui s'apparente à une « conscience de classe » repose sur le sentiment d'être les « vaches à lait » de la société toute entière. Ses membres payent l'impôt sur le revenu (à des taux marginaux variables mais toujours jugés trop élevés) pendant que la moitié de la société n'en paye pas ; ils travaillent 35 heures et le plus souvent beaucoup plus pendant que d'autres -pensent-ils abusivement- bénéficient plus ou moins largement des allocations sociales, de la CMU, font du travail au noir ou sont des fraudeurs sociaux. Ils ressentent cela comme une injustice. Par ailleurs, ils jalousent les propriétaires privés qui vivent de la rente de leur patrimoine et s'enrichissent en dormant pendant qu'eux mêmes triment dur pour accéder à un genre de vie de bonne qualité.
Bref, ils se ressentent comme les grands perdants du jeu social. Leur sentiment identitaire est d'autant plus fort qu'ils craignent la dégringolade sociale. Au contraire de cela, ils aspirent puissamment à l'amélioration de leur condition et veulent croire à leur ascension dans l'échelle sociale.
Et pourtant... Leur intérêt objectif n'est-il pas commun à ceux d'en bas ?
S'ils permettent la réalisation du profit accumulé par la classe possédante, ils n'en reçoivent que les miettes. Manifestement exploités et/ou oppressés dans le cadre de leur travail, ils ne bénéficient même pas (ou plus) de l'ascenseur social pour leurs propres enfants. Le plus souvent déqualifiés, ils doivent accepter des postes de travail subalternes quand leur niveau d'études leur promettait bien mieux ; ils doivent se contenter de CDD successifs quand un CDI devait légitimement s'imposer.
Leur intérêt véritable ne réside pas dans l'appauvrissement des couches sociales les plus défavorisées. Qu'auraient les classes moyennes à y gagner ? Bien sûr, toutes les fraudes et abus sont condamnables. Et à cet égard la délinquance financière des plus riches est bien plus conséquente que la fraude aux allocations les plus diverses des plus pauvres. A quoi servirait de rabaisser et d'appauvrir davantage leurs concitoyens situés en dessous d'eux dans l'échelle sociale ? Les classes moyennes ont besoin au contraire de la croissance du pouvoir d'achat de tous pour développer la consommation et le dynamisme économique du pays. Loin d'être contradictoires, leurs intérêts sont convergents , ce qui fonde, au delà de la morale, leur solidarité nécessaire avec les classes défavorisées.
Leur intérêt véritable ne repose pas non plus dans l'attente illusoire d'un partage équitable des richesses accumulées par la classe possédante. Ce qui leur est concédé est infinitésimal. L'appât - jamais complétement assouvi- du profit maximum amène la classe propriétaire des principaux moyens de production à déclasser toujours plus les classes moyennes. Ainsi des catégories jadis indépendantes comme les artisans et commerçants deviennent dépendantes des grandes entreprises industrielles ou commerciales par la sous- traitance ou les franchises commerciales, et leur rétribution de plus en plus précaire avoisine souvent celle du salaire médian.
Leur intérêt véritable réside dans une alliance avec tous les autres travailleurs producteurs de richesses, comme elles, ou catégories populaires sans travail. Leur alliance peut reposer sur un changement des règles sociales dans lesquelles le mérite et l'effort seront mieux et justement récompensés grâce à une vigoureuse politique redistributive, et dans lesquelles l'ascenseur social sera remis en marche grâce à la mise en œuvre délibérée du principe d'égalité.
Classes moyennes, ce système n'est pas le vôtre ! Il faut le changer ! Dès maintenant !
Daniel & Yvan Lubraneski